Il y a des groupes qui semblent être là depuis toujours (ou presque) tout en ayant le talent pour ne jamais avoir l’air de prendre une ride. Ils font « partie du décor », si bien qu’on ne pense pas toujours à eux en premier lieu, mais lorsque c’est le cas, on réalise qu’on ne pourrait tout simplement pas s’imaginer un style, une scène ou un pays, sans eux. Kampfar fait entièrement partie de ceux-là.
Du haut de leur 25 ans de carrière, les pionniers norvégiens du Pagan Black ont sorti sept albums avec une régularité variable, mais une qualité belle et bien constante. Le départ en 2010 de Thomas Andreassen, guitariste co-fondateur et les changements de labels ont bien sûr eu leurs impacts, avec des changements musicaux assez significatifs. Pourtant, Kampfar a semble t-il toujours su se démarquer, ou au moins proposer une musique qui vaille le coup d’oreille quel que soit l’album et apparaissait depuis 2011 et l’album Mare comme stable, avec un line-up inchangé depuis mené par le charismatique Dolk au chant et Ole Hartvigsen à la six cordes. En revanche, depuis Profan sorti en 2015, les choses ont eu l’air de se compliquer, avec un silence radio total depuis environ 2017. Et voilà que, début 2019, Kampfar nous annonce sans détour un nouvel album en lâchant un petit single au passage répondant au doux nom d’« Ofidian ».
Après ce qui fut apparemment des années noires pour le groupe, son line-up demeure inchangé. Seul le logo auquel on était habitué depuis toujours a subi un coup de neuf sur la pochette de l’album, et celle-ci apparaît plus inquiétante que jamais : on n’est pas totalement dans le même style que les peintures intrigantes des deux précédent opus, on ne retourne pas non plus aux paysages norvégiens des débuts. La tête de Méduse tranchée gît, les yeux révulsés mais les serpents dressés s’agitant toujours sur sa tête. Symbole de folie, symbole des démons qui ont dû être abattus afin de continuer le chemin de Kampfar, peu importe les interprétations qu’on peut lui trouver, la pochette s’accorde parfaitement avec la musique. Références aux reptiles (le terme Ophidian désigne une famille de serpents et reptiles assimilés), mélodies, lignes de chant et ambiances tantôt venimeuses, tantôt possédées, tantôt désespérées, Ofidians Manifest est aussi imposant et tortueux que sa pochette ne le laisse présager.
Kampfar lance un bref regard en arrière en guise d’introduction en utilisant les mêmes cris sauvages qui ouvrent leur tout premier album, Mellom Skogkledde Aaser. Puis la voix de Dolk entre en scène, toujours aussi glaciale, impérieuse et tranchante, le frontman n’a rien perdu de sa hargne. Et même si on la connaît par cœur depuis le temps, son impact est lui toujours aussi lourd. Tendances qui se développaient déjà sur les derniers albums mais qui sont ici encore plus mises en exergue, le chant de Dolk oscille entre chant Black Metal intransigeant, hurlements tourmentés, tournures limite incantatoires, chants clairs légèrement écorchés parfois portés par des harmonies pour des passages spécifiques ou des refrains entêtants.
La composition offre des morceaux solides et efficaces dans leurs registres respectifs. Derrière les fûts, Ask sert du blast, mais pas tout du long non plus. Des rythmiques variées qui savent marteler quand il le faut tout en laissant une grande place à l’atmosphère, et qui, à défaut d’être peut-être originales, sont effectuées avec une énergie qui sert à merveille le propos sans compromis du groupe. On peut affirmer la même chose pour les riffs, parfois rentre-dedans, parfois mélodiques, parfois plus discrets et insidieux, d’autres fois surtout là pour la rythmique… Rien de nouveau en soi, mais du bien fait. On oscille entre la rudesse des débuts et les atmosphères sombres d’un album comme Mare, alchimie déjà tentée dans Djevelmakt et Profan et qui fonctionne à merveille ici. Cela donne des morceaux envoûtants et lancinants comme « Dominans » ou « Natt », où la musique crée une masse noire enveloppante de laquelle se détachent les vocaux et des morceaux plus énergiques et variés comme « Syndefall » ou « Skamløs ! » qui passent par des riffs Black Metal assez classiques, une phase un peu plus groovy, une envolée épique toute Pagan soutenue par des chœurs victorieux…. Les synthés sont de sortie, en particulier sur « Dominans », de même que le piano sur les quatre derniers titres pour des notes graves et dissonantes (par exemple la fin d’ « Eremitt ») ou à l’extrême inverse, des incursions dans les plus aiguës. De manière peut-être un peu plus subtile sont aussi intégrées des cordes frottées (violoncelle ou contrebasse – je suis pas spécialiste, je ne préfère pas trop m’avancer). On y avait déjà eu droit, et Kampfar nous montre une fois de plus sa capacité à intégrer ces instruments intelligemment : jamais mis en avant de manière artificielle, ne donnant jamais non plus l’impression d’en avoir mis juste pour la touche pseudo-originale. Ils ne font à chaque fois que pour marquer des transitions, donner du liant ou sublimer l’émotion communiquée par le chant ou l’atmosphère et décupler le ressenti de l’auditeur. Le tout est porté par une production assez propre mais pas lisse pour autant. Il est certes peut-être dommage de s’éloigner du peu de « raw » qu’il restait mais tant que cela ne porte pas préjudice à l’authenticité de la musique, tout va bien.
Ce que je trouve surtout à Ofidians Manifest, c’est sa profondeur et la progression générale du début à la fin. Sans être un concept album ou même une histoire, il semble guidé par un récit de manière beaucoup plus évidente que sur les albums précédents. Il y a quelque chose de plus organique, de plus humain, peut-être ? La musique est en évolution constante, et chaque morceau apporte une pierre à l’édifice. Un premier morceau peu axé sur la mélodie mais au contraire très massif et noir, qui se poursuit sur « Ophidian » et ses mélodies réellement venimeuses, avant qu’une voix de femme aux sonorités de sorcière démente ne vienne vous cueillir sur « Dominans ». Il s’agit d’Agnete Kjølsrud, que vous connaissez sûrement pour sa participation à « Gateways » de Dimmu Borgir ou, pour les plus geeks, le morceau « Get Jinxed » sur League Of Legends. Quoi qu’il en soit, « Dominans » est un morceau absolument dantesque, où les synthétiseurs font leur apparition avant de compléter le caractère mystique de l’ambiance. Incantations et folie envoûtante sont au cœur de cette piste et de la suivante, « Natt », où le piano fait également son entrée. Divers éléments se mettent donc en place un par un au fil des morceaux, pour former un tout toujours aussi sombre et impitoyable qu’au début, mais avec un quelque chose en plus, « Eremitt » reprend le mid-tempo des deux pistes précédentes mais le fait bien vite évoluer, et donne aux guitares l’une des parties de l’album où elles sont le plus présentes, alors qu’elles laissent généralement grande place aux vocaux. Les cris sont de plus en plus déchirants ; ils prennent une tournure déchirante avec un Dolk toujours plus possédé. Les deux dernières pistes sont un peu l’apothéose : « Skamløs ! » est frontale mais évolue vers l’atmosphérique, et les cordes frottées font leur apparition dans le fond. Une fin profonde et tourmentée, au bord de la rupture que le piano vient compléter et qu’une guitare en clean reprend au début de « Det Sorte ». La rage, le désespoir, le piano, les riffs, la voix de Dolk, tout ce qui fait Ofidians Manifest – et Kampfar généralement – se combine sur cette dernière piste pour offrir une dernière fulgurance avant une nouvelle retombée mélancolique. Des chœurs accompagnés d’un violoncelle et du piano clôturent l’album de la plus belle des manières. Les sept pistes défilent vite, et s’allongent considérablement entre la première et la deuxième partie de l’album tandis que les morceaux gagnent en densité.
Pour être honnête, Kampfar ne m’a rarement autant touchée. Un album qui vient se classer parmi mes favoris du groupe, aux côtés, entre autres, d’un Mellom Skogklede Aaser ou d’un Djevelmakt.
Alors certes, ceux qui attendaient un album extrêmement original ou un renouveau franc de Kampfar comme avait pu l’être Mare resteront peut-être sur leur faim. Mais quoi qu’il en soit, la formation signe un opus personnel, peut-être le plus chargé de noirceur de sa carrière, ainsi que d’une mélancolie qui s’insinue au fur et à mesure pour finalement vous prendre aux tripes. Ofidians Manifest est fidèle à ce qu’a pu être Kampfar tout en affirmant sa personnalité, la personnalité du groupe, telle qu’elle est aujourd’hui après vingt-cinq ans de chemin. Ne pas oublier son passé mais ne pas y rester enfermé ; apprendre, avancer.
-Herja
9/10
Sortie le 3 mai 2019
Tracklist :
- Syndefall
- Ophidian
- Dominans
- Natt
- Eremitt
- Skamløs!
- Det Sorte