Sühnopfer – Hic Regnant Borbonii Manes

On ne le dira jamais assez, la France possède un patrimoine Black Metal riche et vaste, une scène qui a su, au fil du temps, s’imposer comme l’une des plus prolifiques et qualitatives du Vieux Continent et ce, grâce à la diversité musicale et thématique qui découle de la scène, mais surtout grâce à la capacité qu’ont les groupes de s’approprier les différents concepts propres au BM et de les modeler à leur manière, et ce, afin d’en tirer un univers toujours plus unique et personnel.

Et ce paramètre s’applique quelque soit la sous-branche dans laquelle évolue le groupe, des précurseurs gardiens d’une certaine tradition occulte (Aosoth, Merrimack, Hell Militia) aux adeptes des expérimentations les plus tortueuses (Blut Aus Nord, Deathspell Omega), en passant par les défenseurs les plus obstinés d’une certaine histoire, d’un certain patrimoine historique et culturel au travers de leur art.

Car depuis que les pionniers scandinaves ont ouvert les hostilités dans les années 90, glorifier sa culture natale et chanter à propos d’un passé oublié a toujours fait partie intégrante du BM, la France ne dérogeant bien sûr pas à la règle, avec nombre de groupes orientés Pagan/Folk qui exaltent les cultures et les mythes pré-chrétiens (Bran Barr, Aes Dana, Belenos, Himinbjorg ect) à travers une musique conquérante, mélodique et épique. Mais d’autres préfèrent orienter leur discours vers un univers fantastique et/ou médiéval, mettant ainsi en avant les faits historiques et les mythes issus de cette période de l’Histoire. Et parmi les représentants français du “Black Metal Médiéval”, on trouve des groupes tels que Darkenhöld, Aorlhac, Véhémence ou encore Sühnopfer.

Depuis sa formation en 2001, le projet d’Ardraos nous a gratifiés de deux albums devenus des pièces incontournables dans le paysage BM mélodique français, Nos Sombres Chapelles en 2010 et surtout le chef d’œuvre Offertoire en 2014, qui voyait le groupe passer un cap en matière d’efficacité et de brutalité à la fois épique et mélodique, le tout baignant dans un univers médiéval profondément enraciné dans la région du Bourbonnais, fief d’origine de la tête pensante du projet, qui à l’instar d’un groupe comme Aorlhac, ancre son BM médiéval dans un aspect beaucoup plus historique et réaliste, contrairement à d’autres formations, qui auront tendance à transcender l’aspect plus fantasmagorique du Moyen-Age.

C’est donc cinq longues années après Offertoire que sort Hic Regnant Borbonii Manes, cette fois-ci chez les Français de Debemur Morti, label ayant su se faire une place parmi les meilleurs du genre en ce qui concerne les labels spécialisés Metal Extrême. Et comme de coutume, le groupe nous propose un album toujours très ancré dans l’univers médiéval et synonyme d’un fort attachement à sa région natale, déjà de par son titre, qui renvoie à une épitaphe inscrite sur les tombes des seigneurs de Bourbon et que l’on peut traduire par “ici règnent les esprits des Bourbons”, de par la pochette, qui dépeint un édifice médiéval en ruines s’élevant vers un ciel sombre et nuageux, mais aussi et surtout de par les différentes atmosphères, émotions et thématiques présentes dans l’album, mais ça,  nous en parlerons plus en détail tout à l’heure.

L’introduction “Invito Funere” permet d’entrer directement dans l’univers proposé par ce troisième opus, avec son atmosphère solennelle et quasi religieuse amenée par des mélodies lancinantes et des chants grégoriens, ainsi qu’un côté marche funèbre très prononcé, qui nous ramènent instantanément à ce que pouvait faire la scène Black Mélodique suédoise, et plus particulièrement le morceau “At The Fathomless Depths” présent sur l’album Storm Of The Light’s Bane de Dissection. Une connivence qui en dit long sur les influences et les atmosphères qui seront présentes tout au long des morceaux qui composent l’album.

Car autant le dire tout de suite : ce Hic Regnant Borbonii Manes constitue la continuité logique d’ Offertoire, les sept compositions parcourant le disque s’inscrivent toutes dans un Black Metal vindicatif et conquérant, où la violence contraste avec l’aspect épique, hypnotique et envoûtant qui se dégage des mélodies de guitares. Un mélange parfait et équilibré entre une rythmique agressive et un savoir faire mélodique ciselé, qui fait alors écho aux grandes heures de la scène BM suédoise des années 90, où la brutalité et la noirceur vont de paire avec des mélodies épiques, le tout baignant dans un certain spleen et une certaine mélancolie (comme sur le morceau « Pénitences et Sorcelages »). Tant de caractéristiques qui sont également présentes dans certains classiques du genre, tels que Far Away From The Sun de Sacramentum, Slaughtersun de Dawn, ou encore Storm Of The Light’s Bane de Dissection.

Un aspect brut et vindicatif qui est d’ailleurs omniprésent sur l’album, tous les morceaux possédant la même trame guerrière et conquérante, le rythme étant quant à lui toujours véloce et soutenu, comme en témoigne la batterie d’Ardraos, qui nous sert du blast beat à foison, les guitares, qui continuent malgré leur aspect très mélodique, à nous asséner de riffs tranchants et guerriers à base de tremolos pickings rageurs, et surtout les lignes de chants, très criardes et possédées, qui semblent nous transmettre toute la colère et le dégoût vis à vis d’un monde moderne déclinant ayant depuis fort longtemps renié son attachement aux valeurs passées, des valeurs dont Sühnopfer se fait bien évidemment le porte-parole à travers ses compositions. Une démarche musicale mélange de brutalité et d’une certaine grandeur et noblesse, qui peut nous évoquer les travaux de la scène québécoise, et plus particulièrement un groupe comme Forteresse sur son album Thèmes Pour La Rébellion.

Car si l’ensemble de l’album garde une structure assez similaire entre les morceaux, ce qui peut, de prime abord, paraître comme un défaut pour l’auditeur, qui pourra y trouver là une certaine frustration d’être soumis à une certaine linéarité dans l’excellence et la qualité, les morceaux de HRBM se révèlent vite au fil des écoutes comme étant remplis de relief et porteurs d’un panel d’émotions très poignantes et évocatrices.

D’abord, l’omniprésence de l’aspect mélodique contribue à faire ressortir toute la grandeur et la noblesse qui se dégage de la musique de Sühnopfer, En effet, comme nous l’avons dit plus haut, les compositions d’Ardraos semblent être le vecteur d’une certaine mélancolie et d’un certain rejet envers un monde moderne agonisant, au profit de la glorification de certains sentiments tels que la noblesse, le courage, ainsi qu’une impression de nostalgie envers sa terre natale et les individus l’ayant façonnée à la sueur de leur front et à la force de leurs bras, et dont il ne subsiste aujourd’hui rien de plus que des souvenirs et des ruines.

Cette nostalgie se ressent surtout sur le titre éponyme, avec ses mélodies épiques et un brin  chevaleresque ou encore les morceaux « Je Vivroie Liement » et « L’Hoirie de Mes Ancestres », avec leurs envolées mélodiques ainsi que l’ambiance nostalgique, voire contemplative qui émanent de ces deux pistes. Un aspect nostalgique et contemplatif qui se retrouve d’ailleurs renforcé par les quelques passages acoustiques présents dans l’album, des arpèges qui se retrouvent accompagnés de chœurs grégoriens, apportant alors un aspect beaucoup plus onirique et grandiose, où l’on s’imagine aisément parcourir l’un des décors médiévaux qui ornent habituellement les pochettes du groupe. 

Enfin, l’aspect médiéval du groupe est ici, en plus d’être sublimé par l’onirisme de la musique,  exprimé à travers les paroles, qui font tantôt l’éloge de la terre du Bourbonnais et des ancêtres qui y vécurent ( « Hic Regnant Borbonii Manes »,  « l’Hoirie de mes Ancestres ») , tantôt l’état des croyances campagnardes persécutées par l’Eglise (« Pénitences et Sorcelages »), pour enfin évoquer certaines légendes présentes dans toute l’Europe médiévale (« La Chasse Gayère »), ainsi que certains poèmes médiévaux tels que »Je Vivroie Liement », qui est intégralement conçu selon une structure musicale du XIVème siècle et basé sur un texte de Guillaume de Machaut (1300-1377). En bref, que ce soit à travers les mélodies conquérantes et guerrières, l’aspect plus onirique et nostalgique ou encore les textes, l’ensemble de l’œuvre Sühnopfer constitue donc un véritable testament pour promouvoir et refaire vivre les mythes, légendes et sentiments qui définissent l’identité du Bourbonnais médiéval.

Contrairement à Véhémence et son Par Le Sang Versé, qui proposait une vision onirique et fantasmée du Moyen-Age, Sühnopfer sublime, à travers Hic Regnant Borbonii Manes, toute la noirceur, la violence, mais aussi la noblesse et la nostalgie d’une époque révolue, un appel à se souvenir d’où l’on vient et qui l’on est et ce,  afin de regarder avec courage, noblesse et honneur vers un passé romancé et romantique, qui nous permet, l’espace d’un instant, de fuir toute l’incompréhension et le rejet que peut parfois générer l’état du monde actuel. Et de nous perdre au plus profond de nos songes.

Varulven

Sortie le 10 mai 2019

Tracklist:

1. Invito Funere (Introduction)
2. Pénitences et Sorcelages
3. Hic Regnant Borbonii Manes
4. La Chasse Gayère
5. Je Vivroie Liement
6. Dilaceratio Corporis
7. L’Hoirie de mes Ancestres

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