Belenos – Argoat

Lorsque l’on se penche sur la scène extrême française, et plus particulièrement Black Metal, rares sont les groupes pouvant se targuer d’une longévité approchant les deux, voire trois décennies d’existence. Plus encore, contrairement à certaines formations britanniques, allemandes ou encore scandinaves, très peu de groupes hexagonaux font office de pionniers, de référence, voire de groupes cultes dans leur style, au point d’être unanimement salués et reconnus comme tels par la presse spécialisée, les autres groupes et les fans. Des groupes dont la simple évocation du nom ramène tout de suite à un pays, une culture, une région et vice versa. On peut parfois ne pas y penser de prime abord, mais une fois leur nom ou leur style cité, cela nous apparaît aussitôt comme une évidence.

Belenos fait incontestablement partie de ceux-là. Depuis 25 ans et la première démo Notre Amour Éternel, l’entité noire menée par Loïc Cellier poursuit son bonhomme de chemin dans le rude univers du Black Metal, ne se souciant guère des tendances, des modes et autres guéguerres intestines remplies de nombrilisme, d’arrogance et de narcissisme ayant tendance à gangrener un peu trop la scène actuelle. A la place, Belenos nous dévoile à chaque nouvel album une étape de plus dans la construction d’un univers musical riche, évocateur et personnel, sachant évoluer de façon à ne pas se répéter tout en gardant son identité, qui constitue la marque de fabrique unique du groupe. 

Partant d’un BM mélancolique et dépressif fortement inspiré par Darkthrone et Burzum sur ses trois premières démos, la formation injectera au fur et à mesure des éléments Pagan Metal et Folk Celtique, caractérisés par des mélodies conquérantes, entraînantes et épiques, ainsi que des nappes de chœurs graves superposés et plongés dans la reverb, afin d’apporter un côté plus solennel, brumeux et mystique à l’identité du groupe, non sans oublier son aspect plus brut, sombre et violent. L’identité celtique est également omniprésente à travers les thématiques abordées, de la nature à la mythologie celtique en passant par les guerres gauloises et les légendes bretonnes comme celle de l’Ankou, comme sur les albums Errances Oniriques, Spicilège et Chants de Bataille.

Mais c’est à partir de 2010, avec la sortie de Yen Sonn Gardis, que le projet s’enracine davantage dans la culture celtique et bretonne, après un court retour à un Black Metal nerveux et torturé sur Chemins de Souffrance. Des paroles intégralement chantées en breton, et les thématiques celtiques comme sujet quasi unique des thèmes lyriques désormais. Musicalement, Belenos perd en noirceur et en intensité ce qu’il gagne en complexité et en onirisme, avec des compositions beaucoup plus sophistiquées et travaillées, même si certains regretteront l’agressivité et l’aspect guerrier des débuts. Et j’avoue faire un tantinet partie de ces personnes, car si j’écoute les derniers albums avec beaucoup de plaisir et d’admiration devant la qualité des compositions et la sincérité de la démarche, j’étais davantage marqué par le côté plus percutant et pagan d’un Chants de Bataille ou d’un Spicilège.

Six ans après, Kornôg enfonce le clou, avec ce qui est certainement l’album de Belenos le plus complexe, sophistiqué et éclectique à ce jour. Des paroles toujours en breton, avec comme thématique la mer et ses légendes, et un Pagan/Black dilué dans une atmosphère lancinante, contemplative, et des influences Doom, Death, Prog et un aspect Folk Celtique ultra prononcé grâce à l’omniprésence d’instruments comme la guitare folk, le violon, le piano et la harpe celtique. Un très bon album, dont il m’aura fallu beaucoup de temps avant d’en saisir toutes les nuances et toutes les subtilités. On était donc en mesure de s’interroger sur la forme qu’allait prendre le prochain album des Bretons, tant leur musique avait été poussée dans ses derniers retranchements. Aurons-nous droit à un retour des sonorités plus directes, guerrières et pagan, ou à une continuité de l’approche expérimentale et progressive qu’avait Kornôg ? Car on peut finalement dire que ce nouvel album, qui s’intitule Argoat, propose un compromis entre retour aux sources et continuité, avec toutefois certains aspects prenant le dessus sur les autres, comme nous y reviendrons plus tard.

Comme les deux derniers albums, Argoat est intégralement chanté en breton, et s’ancre une fois encore fortement dans la tradition celtique et la culture bretonne. Le titre et le concept de l’album sont également une suite et une réponse directe à celui de Kornôg. Car là où Kornôg traitait des légendes liées à la mer et à la partie océanique de la Bretagne que l’on appelle l’Armor (le nom “Kornôg” désignant d’ailleurs ce qui se trouve à l’ouest, dont l’océan), Argoat (qui signifie “le bois” ou “le boisé”) se concentre sur les terres de la Bretagne intérieure, sur les légendes des terres, des forêts et des animaux, ainsi que celles liées au paganisme et aux dieux celtiques. Concept illustré par les paroles donc, mais aussi par la pochette, qui dépeint un paysage sylvestre noyé dans la brume de laquelle surgissent des corbeaux, une illustration assez symbolique de l’univers BM, mais aussi de la musique embrumée et onirique déployée par Belenos depuis plus de deux décennies.

Et musicalement alors ? Et bien, Belenos semble avoir repris du poil de la bête en renouant avec son côté plus direct et frontal, laissant ainsi les riffs tortueux et alambiqués de Kornôg de côté. En effet, l’ensemble des 9 pistes qui composent cet opus baigne dans une atmosphère à la fois épique et guerrière, où les compositions font la part belle aux trémolos mélodiques et épiques et aux riffs agressifs et bruts de décoffrage, le tout dans cette ambiance onirique et brumeuse propre au groupe. Cette trame est celle qui suit quasiment tous les morceaux de l’album, et ce, dès le premier riff de “Karvden”, qui semble faire référence aux forêts de conifères, ainsi qu’à leurs habitants que sont les cerfs, animaux nobles considérés comme les rois des animaux chez les peuples celtes, symbolisant le dieu Cernunnos, dieu des forêts et de la fécondité. Ce début de morceau fait donc office de marche guerrière, pour laisser place ensuite à une rythmique soutenue et des mélodies véloces, ponctuées par des chœurs masculins graves et solennels. Tant d’éléments propres au groupe et que l’on retrouvera sur les autres morceaux.

Et l’on retrouve en effet ces éléments sur le morceau suivant qu’est “Bleizken”, morceau qui traite de l’importance du loup dans la tradition celtique. En effet, le loup était l’un des symboles du dieu tutélaire irlandais Lug, appelé aussi Lugus en Gaule, ce dernier étant toujours accompagné par deux loups gris. Par ailleurs, dans la légende arthurienne, Bleiz ou Bleid en ancien breton (qui sera plus tard christianisé en Blaise) fut l’un des derniers grands druides de Bretagne et le maître de Merlin. Il vivait d’ailleurs comme un ermite dans la forêt au milieu des loups (“bleiz” voulant par ailleurs dire “loup”). Sur ce morceau, l’aspect martial et conquérant des riffs et des mélodies, qui peuvent par moment rappeler Himinbjorg, se mêle avec un aspect plus mid tempo mais néanmoins entraînant et énergique, qui fait alors écho à certaines gammes que l’on peut retrouver chez Primordial. Ces deux aspects, épique et guerrier d’un côté ou mid tempo et entraînant de l’autre, se retrouvent également dans d’autres titres, comme sur “Argoat”, ou encore les morceaux “Huelgoat” et “Nozweler”. De plus, l’aspect plus direct et épique permet de retrouver une certaine atmosphère typiquement Pagan et Folkish, une ambiance qui peut faire penser à ce que l’on pouvait trouver sur un album tel que Spicilège.

Car la musique présente sur cet album sonne avant tout et surtout comme un retour aux sources Pagan/Black celtique qui font la personnalité et l’originalité de Belenos, ce qui permet à l’auditeur averti de ne pas se perdre en écoutant le disque. En effet, tous les ingrédients qui font la marque du groupe sont réunis ici : outre les ambiances guerrières et les mélodies entraînantes, les Bretons continuent de distiller ça et là des passages plus intimistes, mélancoliques et contemplatifs, à base d’arpèges tantôt lourdes et dissonantes (“Duadenn”, “Steuziadur”), tantôt légères et folk (“Nozweler”, “Dishualder”), l’ensemble étant agrémenté de ces chœurs masculins païens, mystiques et ésotériques, véritable signature vocale qui confère aux compositions ce côté envoûtant, onirique et brumeux, qui nous transporte et nous fait arpenter les paysages forestiers les plus beaux et les plus mystérieux du duché de Bretagne.

Si Belenos signe ici un retour aux ambiances de Spicilège ou Chants de Bataille, il ne se contente pas pour autant de faire du recyclage ou du réchauffé de ses anciens albums. Au contraire, les titres d’Argoat sont mis en valeur par une production puissante et claire, avec un son de guitare rond et bourré de relief ainsi qu’une batterie organique et claquante, ce qui permet de rendre l’ensemble très fluide et vivant, et d’apporter une oreille neuve et fraîche sur ce qu’a pu faire Loïc Cellier sur ses albums plus typés Pagan celtique, comme ceux nommés ci-dessus. Pour autant, ce retour aux sources n’empêche pas le groupe de continuer sur la voie tracée depuis Yen Sonn Gardis, à savoir celle d’une musique plus travaillée et sophistiquée, comme en témoignent certains riffs et certaines parties aux ambiances plus travaillées mais aussi plus sombres et pesantes (“Duadenn”, “Steuziadur”), qui peuvent parfois rappeler certains morceaux des albums précédents tels que “Gorsedd” sur YSG ou encore “D’an Usved” sur Kornôg.

Autre point commun avec ses prédécesseurs, Argoat incorpore également des touches de musique Folk celtique, mais avec beaucoup plus de modération que sur Kornôg. En effet, outre les arpèges de guitares folk et certaines rythmiques entraînantes typiques de Primordial, Belenos incorpore quelques instruments traditionnels comme du bodhran et de la vielle à roue sur le morceau “Dishualder”, pour un rendu mêlant instrumentation celtique, leads de guitares aériens et chœurs très soutenus. Il en résulte alors un sentiment de profonde introspection et de voyage spirituel. Ce sont les émotions que l’on retrouvent également sur le dernier morceau qu’est “Arvestal”, qui signifie “observer, contempler” en breton. Lancinant et introspectif, ce morceau, entre arpèges folk et leads de guitares éthérés, reprend le thème principal de la série “The Persuaders”, composé par le musicien britannique John Barry en 1971. Ainsi, Belenos incorpore encore une fois une autre reprise à son spectre musical, puisqu’il avait déjà pratiqué l’exercice sur Kornôg, en reprenant l’air de l’hymne breton (au violon ou à la vielle à roue ?) sur le morceau “Armorika”.

Trois ans après un Kornôg très éclectique, unique et personnel, Belenos revient avec Argoat à ses premières amours, celles d’un Pagan/Black épique, sombre et avec une touche d’onirisme brumeux qui a fait la réputation du groupe sur des albums tels que Spicilège et Chants de Batailles. Si certains ne trouveront rien de véritablement neuf à se mettre sous la dent, d’autres salueront au contraire le retour à une musique plus brute, épique et directe, car Maître Loïc ne fait ici que ce qu’il a toujours fait depuis 25 ans : nous transporter au plus profond des terres de l’Ouest, où certains hommes vénèrent encore la Nature et les Dieux de leurs pères. Par Belenos !

Varulven 

8/10

Sortie le 20 septembre 2019

Tracklist: 

1. Karvden
2. Bleizken
3. Argoat
4. Nozweler
5. Huelgoat
6. Dishualder
7. Duadenn
8. Steuziadur
9. Arvestal

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